samedi 21 novembre 2009

Ligne de bataille (1)

(Prince de Ligne. Extrait de Sprezzatura n°1, où sont publiés de larges extraits de ses Fantaisies militaires. Deuxième partie: cliquer sur le titre)




DE LA BATAILLE (1)

« Il y a tant de choses à en dire qu’on ne peut pas l’exprimer. Pour en bien parler, il faudrait, je crois, un moment d’ivresse comme lorsqu’on en gagne. Une bataille est une ode de Pindare. Il y faut apporter un enthousiasme qui tient du délire. Si l’on en a, qu’on s’en rapporte aux premières mises du génie. Il offre la victoire : mais c’est l’esprit ensuite qui s’en saisit. Il n’y a pas une marche servile à suivre. Les premiers calculs tombent par des choses impossibles à prévoir. Après les ressources qu’on a dans le mécanisme des troupes, c’est encore au génie à se charger du succès. C’est le génie qui découvre le mal, et qui le répare. Son coup d’œil est d’éclair. Son résultat est la foudre. Personne ne peut être sûr du gain d’une bataille. Mais on doit l’être, de ne pas être défait. Mars, avant le dieu d’Israël, était le dieu des armées : mais le hasard en est le démon. La mort d’un aide de camp, une chute de cheval, un mot pour l’autre, un défaut de prononciation dans une des langues que parle notre armée surtout, font tomber, d’un seul coup, les élans du génie, et les calculs de l’esprit. C’est en rougissant, et la larme à l’œil, que je suis obligé de nommer ce mot horrible, dans cette occasion-ci, le bonheur ; et de prier le ciel de m’en accorder. J’ai vu gagner une bataille qu’on croyait perdue (1). J’en ai vu perdre une qu’on croyait gagnée, en quittant le champ de bataille, pour faire compliment au général (2). J’en ai vu gagner une, par l’aile gauche qui ne devait être qu’une fausse attaque, dans le temps que l’aile droite, composée de 40000 hommes, ne fit rien qu’une sottise qui heureusement n’eut pas de suite3. J’en ai vu gagner une, malgré la faute de trois commandants de corps d’armée de la droite, celle de celui du centre, et une cinquième de celui qui commandait la cavalerie de la gauche (4). J’en ai vu perdre une, parce qu’on porta toutes les troupes, supérieures de moitié en nombre, à un marais sur la droite, inattaquable (5). J’en ai vu perdre une, parce qu’on prit toute l’armée ennemie pour une avant-garde (6). Une autre, où je n’étais pas, se perdit en partie, par la paresse d’un adjudant général, qui ne porta pas l’ordre à la cavalerie, de ne pas aller au fourrage (7). Une autre, où je n’étais pas non plus, se gagna, parce que l’ennemi passa les haies, et donna prise au coup d’œil, et à la valeur rapide de M. de Loudon (8). J’ai vu gagner une affaire considérable, parce que, avec un talent sans égal, M. de Lacy fit tout ce qu’il voulut de l’ennemi qui ne gâta, ni ne garda un chemin (9). J’ai vu perdre une bataille, parce qu’un général d’exercice, faisant serrer à droite, pour boucher inutilement une ouverture, fit abandonner le point nécessaire, pour lequel on s’était battu toute la journée (10). J’en ai vu gagner une, parce que le colonel Varenne fut tué, avant d’appliquer tout à fait l’ordre du roi. J’en ai vu gagner une, parce que le roi plaça mal deux piquets. J’ai vu gagner l’affaire la plus essentielle, parce que l’ennemi attaqua une hauteur impraticable, au lieu de la tourner (11) : et qu’un commandant de grenadiers, sortant de sa tente à tous moments, pendant la nuit, pour raison de santé, entendit, aperçut, et fit marcher tout de suite. J’ai peut-être contribué un peu au succès d’une autre, qui de même que les deux autres, valait une bataille parce que 2 ou 300 volontaires que je conduisis, se mirent à descendre, en pleine course, une montagne avec l’ennemi, pour faire finir une mousqueterie qui nous ennuyait (12). J’ai vu le siège de Schweidnitz, dépendant d’un abattis que je défendais, et où j’ai été tourné, et bien battu, parce que personne ne savait que j’y étais, et en ignorant l’importance, ne m’est venu secourir et renforcer (13). J’ai vu une sortie devenir presque une bataille gagnée, parce qu’un mauvais ingénieur n’avait pas mis deux pièces de canon entre la mer et une redoute (14). J’ai couru risque de me voir empêcher d’ouvrir la tranchée, parce qu’on oublia d’ôter la sonnette à tous les bœufs qui me portaient des fascines (15). Qui peut prévoir toutes les imbécillités, et tous les hasards ? Un rien, enfin, décide du sort d’une journée qui décide celui d’un empire : et l’on est, par l’évènement, ou Achille, ou Thersite. [...] »

1 Collin.
2 Torgau.
3 Breslau.
4 Hochkirch.
5 Leuthen.
6 Liegnitz.
7 Prague.
8 Francfort.
9 Maxen.
10 Encore une fois Torgau, Collin, Hochkirch.
11 Adelsbach.
12 Goerlitz.
13 Ludwigsdorf.
14 Oczakof.
15 Belgrade.


16 commentaires:

  1. Bonjour,

    Ce message est à propos de l'article de Jean-Hugues Larché Noblesse de la guerre, Nietzsche en stratège dont nous avions repris sa citation d'Héraclite sur notre site.

    Suite à un bref commentaire de J-H. L. nous avons répondu de façon plus large par rapport à votre revue. c'est ici :

    http://www.pileface.com/sollers/breve.php3?id_breve=1177

    Nota : Outre cette citation, une autre a été reprise et vient s'afficher de façon aléatoire en page d'accueil avec un lien sur votre site :

    http://www.pileface.com/sollers/breve.php3?id_breve=1178

    Viktor Kirtov

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  2. Cher Viktor,

    Merci de faire écho à cette revue sur votre site, qui est une remarquable mine, tant à propos de Sollers que du vaste ensemble de thèmes et d'auteurs dont il pu traiter. Le nom de Sprezzatura n'y est en effet pas déplacé.

    Amitiés

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  3. Bonjour.
    Etrange qu'une revue ayant tout de même quelques affinités avec la bande sollersienne (Haenel, Meyronnis, Guest...) utilise un terme, "sprezzatura", si remarquablement illustré par Cristina Campo...

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  4. Et si c'était parce que nous avons lu les Impardonnables ?
    Vous trouvez donc étrange un goût très sûr.

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  5. Marquise de Merteuil25 novembre 2009 à 22:19

    Jeunes gens, avec des chevilles enflées, un soldat ne va pas loin.
    Avez-vous lu "Le Tigre Absence", "Lettres à Mita"?
    Vous lisant, j'entends les sons de la guerre comme au cinéma. Dieu que la guerre est jolie, sur papier ou sur écran blanc! Le choix des armes? Les risques encourus? Vous n'en dites rien. C'est si mignon, "fauteur de troubles"! Un vrai soldat ne craint pas de se salir. J'aime les manants qui se battent pieds nus dans la boue, les snippers solitaires qui veillent des heures dans les eaux troubles des marécages, l'archange Michel, avec des ailes noires, pas les petits marquis en dentelles perchés sur les hauteurs.
    Sprezzatura, dites-vous? Allez voir ici:
    http://www.girlpower3.com/notes/girl-power-la-sprezzatura-attitude/
    C'est là que commence la guerre et là, 1/0 pour vous, si vous captez. (Si vous ne captez pas, c'est pire)
    Toute marquise que je fusse, je ne suis d'aucune élite, quelle qu'elle soit. Je suis seule. je vous observe. Amie ou ennemie? J'attends de voir.

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  6. Bonne réponse, du moins quant à votre bon goût supposé, que je n'oserais mettre en cause !
    Mais vous n'avez pas assez creusé les arcanes de ma pourtant toute petite remarque hélas : que vous ayez lu Les Impardonnables, c'est bien, mais appliquez-vous cette belle idée à vos propres écrits et à la vie dont ils témoignent ?
    Je cite Campo, extrait de l'ouvrage que vous connaissez donc par coeur : "La sprezzatura, dans ses aspects les plus ancrés dans le siècle, est certainement un des traits de caractère de l’aventurier : un tempérament mercuriel, ambigu, impondérable, où persiste néanmoins la semence de la grâce."
    Jeunes gens lis-je au-dessus de moi ? Vous êtes donc pressés, d'où votre mauvaise lecture.
    Dois-je donc reposer ma question ?
    Non, car vous n'y avez toujours pas répondu messieurs...

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  7. Chère "Marquise de Merteuil",

    Nous sommes très touchés par votre invitation dans les marécages.; nous allons y songer. Pourquoi pas une forêt profonde, tant qu'on y est? Sunzi apprécierait; peut-être cependant vos descriptions lui rappelleraient-elles hélas l'un ou l'autre film (L'enfance d'Ivan, par exemple, puisque se promène ici un Stalker).
    Quant à savoir ce qu'il en est du choix des armes, du terrain, des risques, etc., ou encore de l'étendue et de la profondeur de nos lectures, sur lesquelles nous ne pouvons répondre au cas par cas, je vous suggère, moi, la lecture du premier numéro de cette petite publication, et éventuellement des suivants.
    Nous accueillerons avec joie, au moment voulu, votre amitié ou votre inimitié.
    Recevez nos salutations respectueuses,

    Pierre Dulieu

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  8. Cher Stalker,

    Il n'y avait malheureusement pas de question dans votre bref commentaire. Nous avons pris le nom qui nous plaisait, et nous nous sentons très libres de nous en expliquer, de la manière qui nous plaît, ou de nous en dispenser; comme de choisir nos affinités, lesquelles ne vont pas d’une « bande » à une autre « bande », mais d’individu à individu, sans penser devoir en rendre compte ou à en rougir ; tout cela, dans la plus grande fidélité à ce que signifie le mot « sprezzatura ». Celui-ci peut se traduire sans trahison excessive par ce mot, que l’on trouve chez Rabelais, de « déprisement » - le contraire d’un marécage, donc, ou d’une adhésion religieuse (aux écrits d’une poétesse, même très brillante, par exemple ; ou à n’importe quelle chapelle).
    Que quelque chose là-dedans vous semble bizarre me semble très bon signe.
    Quant à notre mauvaiseté de lecteurs, je vous renvoie également au premier numéro de cette Sprezzatura, ainsi qu’aux autres (les abonnements sont possibles).
    Encore une chose. Nous ne sommes pas tous des "messieurs", et je vous déconseillerais de vous adresser trop vivement, si vous avez la chance de lui parler, à la belle jeune dame qui écrit dans cette revue.
    Meilleures salutations,

    Pierre Dulieu

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  9. Marquise de Merteuil26 novembre 2009 à 14:03

    Pierre Dulieu,
    Votre allusion à Forêt profonde est très drôle. Non, je ne suis pas Alina Reyès.
    Vous m'invitez à lire votre revue alors que vous même avez fort mal lu mes quelques lignes. Je ne vous "invite" pas à guetter dans les marécages,je donne mes goûts, ou mes choix, si vous préférez, dans cette guerre "qui a lieu dans le langage", comme vous dites. C'est là, au moins, un point d'accord entre nous.
    Vous récusez l'appartenance à une bande. Il n'empêche que vous vous présentez comme un "NOUS" : " Mais c'est aussi parce que NOUS aurons bientôt, dans certains milieux..." Ne jouons pas bêtement sur les mots, voulez-vous? Ce NOUS forme un groupe, une bande ( Un complot, comme disait Ligne de Risque?) Assumez, si vous voulez être crédibles.
    Il se trouve que j'ai beaucoup lu Sollers, Guest, Haenel, Meyronnis, Ligne de Risque, que je suis toujours une fidèle lectrice de Paroles des Jours ( j'aime ce site, sur lequel il n'y a pas de NOUS, de même que sur La zone de Stalker). Il se trouve, aussi, que je trouve sur Sprezzatura les mêmes références: Debord, Heidegger,Jünger, Nietzsche, Bataille, Lautréamont... Je suis libre d'en déduire ce qui me plait.
    J'ai lu des extraits de votre revue en PDF. Très beau texte du Prince de Ligne, admiré par Barbey d'Aurevilly, textes intéressants de TE Lawrence, du comte de Montecuccoli. Trop peu pour m'insuffler le désir, puisqu'il s'agit de souffle, de lire votre revue.
    Le choix du nom Sprezzatura? Etes-vous allé voir la page que je mets en lien? Le mot est déjà galvaudé, cher monsieur. Nous aurons sous peu une collection Gauthier ou YSL portant ce nom, vous verrez.
    Lisant aussi mal Stalker que moi, vous dégainez trop vite l'expression "adhésion religieuse". Est-ce adhérer à une chapelle que de lire en profondeur TOUT l'œuvre de Campo, chez qui ce concept est étroitement lié à la mystique chrétienne? C'est vous qui faites chapelle avec votre NOUS. Dispensez-vous d'expliquer ce choix, vous ne m'empêcherez pas de penser que vous hissez haut la bannière clinquante d'intellectuels prétentieux juchés sur leurs talons rouges, qui récupèrent dans ce mot ce qui les arrange, sans se mouiller, sans la moindre éclaboussure sur leurs dentelles immaculées.
    A quoi vous engagez-vous, au juste? Je veux dire: qu'engagez-vous de vous même, à vos risques et périls?
    Brisons là. Adieu, monsieur.

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  10. Madame,

    vous êtes en effet libre de penser ce que vous voulez de ce que vous n'avez pas lu. Je vous en prie.

    D.

    (PS: il y a chez Caron un parfum qui s'appelle Infini.)

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  11. Tiens, décidément, nos petits jeunots meyronno-haenelo-guesto-sollersiens ont du mal à comprendre ce qu'ils ont sous les yeux, noir sur blanc !
    La Marquise leur a pourtant bien signifié qu'elle les avait lus...
    Etrange encore : je préfère, à la bête notion d'individu, celle de personne, mais vous me répondrez sans doute, fort ironiquement, que cette dernière notion est diablement (pardon) mal déprise de toutes ses connotations spirituelles, voire religieuses ?
    Quant à vos références littéraires, effectivement, c'est du déjà vu.
    Mais où donc, bon sang ?
    Ah oui, je me souviens, sous la plume du Doge de la bêtise Sollers, qui d'autre ?), le seul sur Terre, paraît-il, qui sache lire correctement vos références tutélaires.
    De grâce, de grâce, je suis un être fragile, ne me menacez point de m'envoyer votre érudite (gageons-le) et belle (espérons-le) amazone, je suis un angélique pas même docteur.
    C'est curieux mais j'ai comme une certaine impression qui, à mesure que je vous lis (avec grande attention) se confirme : je vais reparler de vous et de votre... bande (passante ou durable ? Nous verrons bien).
    C'est que, en grand sensible que je suis, j'ai une affection toute particulière pour Sollers et ses épigones plus ou moins talentueux.
    Et bien sûr, vous en êtes.
    Bien cordialement mes jeunes loups (et louve) et ne vous égarez point dans les marigots avant que j'aie décidé de me mettre en chasse, d'accord ?

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  12. Vous avez raison. Personne, c'est encore mieux.
    Pour le reste, persévérez dans votre être, et qu'Allah, qui est miséricordieux, vous bénisse.

    D.

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  13. Le numéro consacré à la guerre était, j'imagine, une sorte de numéro zéro; il a tenu ses promesses.
    Le thème de la servitude siéra mieux à vos talents. Vous aurez du moins l'avantage d'être en terrain connu.

    Vous n'avez pas le sens du ridicule, et c'est heureux. Continuez donc à nous divertir, c'est fort plaisant.

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  14. Les gens qui font semblant de vous comprendre sont parfois moins avertis que ceux qui vous agressent : il est légitime d'attendre de ses ennemis une compréhension qu'il est rare de trouver chez ses alliés. Un ostracisme violent est toujours très bon signe. Ph. Sollers dans grand beau temps p/101 ; d'autres esprits célestes disent à peu près la même chose !

    Bonne route à votre revue

    arrivez comme le vent et partez comme l'éclair

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  15. Merci. Bonne route à vous aussi. Bon vent.

    (Quant aux ennemis... attendons de trouver mieux; le Net est souvent peu net et mal famé. Ce n'est pas pressé, ça ne manquera pas de se déclarer.)

    Amitiés,

    D.

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  16. Pour connaître l'autre face du Stalker alias Juan Asensio :
    http://stalkerlecalomniateuranonyme.blogspot.com/
    http://tatamoche.blogspot.com/

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