mardi 8 décembre 2009

Identité nationale (« ne parlons pas des absents »)

Guy Debord, « Notes sur la "question des immigrés" », décembre 1985. Œuvres, Gallimard, « Quarto », p. 1588.



Notes pour Mézioud

Tout est faux dans la « question des immigrés », exactement comme dans toute question ouvertement posée dans la société actuelle ; et pour les mêmes motifs : l’économie — c’est-à-dire l’illusion pseudo-économique — l’a apportée, et le spectacle l’a traitée.

On ne discute que de sottises. Faut-il garder ou éliminer les immigrés ? (Naturellement, le véritable immigré n’est pas l’habitant permanent d’origine étrangère, mais celui qui est perçu et se perçoit comme différent et destiné à le rester. Beaucoup d’immigrés ou leurs enfants ont la nationalité française ; beaucoup de Polonais ou d’Espagnols se sont finalement perdus dans la masse d’une population française qui était autre. Comme les déchets de l’industrie atomique ou le pétrole dans l’Océan — et là on définit moins vite et moins « scientifiquement » les seuils d’intolérance — les immigrés, produits de la même gestion du capitalisme moderne, resteront pour des siècles, des millénaires, toujours. Ils resteront parce qu’il était beaucoup plus facile d’éliminer les Juifs d’Allemagne au temps d’Hitler que les maghrébins, et autres, d’ici à présent : car il n’existe en France ni un parti nazi ni le mythe d’une race autochtone !

Faut-il donc les assimiler ou « respecter les diversités culturelles » ? Inepte faux choix. Nous ne pouvons plus assimiler personne : ni la jeunesse, ni les travailleurs français, ni même les provinciaux ou vieilles minorités ethniques (Corses, Bretons, etc.) car Paris, ville détruite, a perdu son rôle historique qui était de faire des Français. Qu’est-ce qu’un centralisme sans capitale ? Le camp de concentration n’a créé aucun Allemand parmi les Européens déportés. La diffusion du spectacle concentré ne peut uniformiser que des spectateurs. On se gargarise, en langage simplement publicitaire, de la riche expression de « diversités culturelles ». Quelles cultures ? Il n’y en a plus. Ni chrétienne ni musulmane ; ni socialiste ni scientiste. Ne parlez pas des absents. Il n’y a plus, à regarder un seul instant la vérité et l’évidence, que la dégradation spectaculaire-mondiale (américaine) de toute culture.

Ce n’est surtout pas en votant que l’on s’assimile. Démonstration historique que le vote n’est rien, même pour les Français, qui sont électeurs et ne sont plus rien (1 parti = 1 autre parti ; un engagement électoral = son contraire ; et plus récemment un programme — dont tous savent bien qu’il ne sera pas tenu — a d’ailleurs enfin cessé d’être décevant, depuis qu’il n’envisage jamais plus aucun problème important. Qui a voté sur la disparition du pain ?). On avouait récemment ce chiffre révélateur (et sans doute manipulé en baisse) : 25 % des « citoyens » de la tranche d’âge 18-25 ans ne sont pas inscrits sur les listes électorales, par simple dégoût. Les abstentionnistes sont d’autres, qui s’y ajoutent.

Certains mettent en avant le critère de « parler français ». Risible. Les Français actuels le parlent-ils ? Est-ce du français que parlent les analphabètes d’aujourd’hui, ou Fabius (« Bonjour les dégâts ! ») ou Françoise Castro (« Ça t’habite ou ça t’effleure ? »), ou B.-H. Lévy ? Ne va-t-on pas clairement, même s’il n’y avait aucun immigré, vers la perte de tout langage articulé et de tout raisonnement ? Quelles chansons écoute la jeunesse présente ? Quelles sectes infiniment plus ridicules que l’islam ou le catholicisme ont conquis facilement une emprise sur une certaine fraction des idiots instruits contemporains (Moon, etc.) ? Sans faire mention des autistes ou débiles profonds que de telles sectes ne recrutent pas parce qu’il n’y a pas d’intérêt économique dans l’exploitation de ce bétail : on le laisse donc en charge aux pouvoirs publics.


Nous nous sommes faits américains
. Il est normal que nous trouvions ici tous les misérables problèmes des USA, de la drogue à la Mafia, du fast-food à la prolifération des ethnies. Par exemple, l’Italie et l’Espagne, américanisées en surface et même à une assez grande profondeur, ne sont pas mélangées ethniquement. En ce sens, elles restent plus largement européennes (comme l’AIgérie est nord-africaine). Nous avons ici les ennuis de l’Amérique sans en avoir la force. Il n’est pas sûr que le melting-pot américain fonctionne encore longtemps (par exemple avec les Chicanos qui ont une autre langue). Mais il est tout à fait sûr qu’il ne peut pas un moment fonctionner ici. Parce que c’est aux USA qu’est le centre de la fabrication du mode de vie actuel, le cœur du spectacle qui étend ses pulsations jusqu’à Moscou ou à Pékin ; et qui en tout cas ne peut laisser aucune indépendance à ses sous-traitants locaux (la compréhension de ceci montre malheureusement un assujettissement beaucoup moins superficiel que celui que voudraient détruire ou modérer les critiques habituels de « l’impérialisme »). Ici, nous ne sommes plus rien : des colonisés qui n’ont pas su se révolter, les béni-oui-oui de l’aliénation spectaculaire. Quelle prétention, envisageant la proliférante présence des immigrés de toutes couleurs, retrouvons-nous tout à coup en France, comme si l’on nous volait quelque chose qui serait encore à nous ? Et quoi donc ? Que croyons-nous, ou plutôt que faisons-nous encore semblant de croire ? C’est une fierté pour leurs rares jours de fête, quand les purs esclaves s’indignent que des métèques menacent leur indépendance !

Le risque d’apartheid ? Il est bien réel. II est plus qu’un risque, il est une fatalité déjà là (avec sa logique des ghettos, des affrontements raciaux, et un jour des bains de sang). Une société qui se décompose entièrement est évidemment moins apte à accueillir sans trop de heurts une grande quantité d’immigrés que pouvait l’être une société cohérente et relativement heureuse. On a déjà fait observer en 1973 cette frappante adéquation entre l’évolution de la technique et l’évolution des mentalités : « L’environnement, qui est reconstruit toujours plus hâtivement pour le contrôle répressif et le profit, en même temps devient plus fragile et incite davantage au vandalisme. Le capitalisme à son stade spectaculaire rebâtit tout en toc et produit des incendiaires. Ainsi son décor devient partout inflammable comme un collège de France. » Avec la présence des immigrés (qui a déjà servi à certains syndicalistes susceptibles de dénoncer comme « guerres de religions » certaines grèves ouvrières qu’ils n’avaient pu contrôler), on peut être assurés que les pouvoirs existants vont favoriser le développement en grandeur réelle des petites expériences d’affrontements que nous avons vu mises en scène à travers des « terroristes » réels ou faux, ou des supporters d’équipes de football rivales (pas seulement des supporters anglais).

Mais on comprend bien pourquoi tous les responsables politiques (y compris les leaders du Front national) s’emploient à minimiser la gravité du « problème immigré ». Tout ce qu’ils veulent tous conserver leur interdit de regarder un seul problème en face, et dans son véritable contexte. Les uns feignent de croire que ce n’est qu’une affaire de « bonne volonté anti-raciste » à imposer, et les autres qu’il s’agit de faire reconnaître les droits modérés d’une « juste xénophobie ». Et tous collaborent pour considérer cette question comme si elle était la plus brûlante, presque la seule, parmi tous les effrayants problèmes qu’une société ne surmontera pas. Le ghetto du nouvel apartheid spectaculaire (pas la version locale, folklorique, d’Afrique du Sud), il est déjà là, dans la France actuelle : l’immense majorité de la population y est enfermée et abrutie ; et tout se serait passé de même s’il n’y avait pas eu un seul immigré. Qui a décidé de construire Sarcelles et les Minguettes, de détruire Paris ou Lyon ? On ne peut certes pas dire qu’aucun immigré n’a participé à cet infâme travail. Mais ils n’ont fait qu’exécuter strictement les ordres qu’on leur donnait : c’est le malheur habituel du salariat.

Combien y a-t-il d’étrangers de fait en France ? (Et pas seulement par le statut juridique, la couleur, le faciès.) Il est évident qu’il y en a tellement qu’il faudrait plutôt se demander : combien reste-t-il de Français et où sont-ils ? (Et qu’est-ce qui caractérise maintenant un Français ?) Comment resterait-il, bientôt, de Français ? On sait que la natalité baisse. N’est-ce pas normal ? Les Français ne peuvent plus supporter leurs enfants. Ils les envoient à l’école dès trois ans, et au moins jusqu’à seize, pour apprendre l’analphabétisme. Et avant qu’ils aient trois ans, de plus en plus nombreux sont ceux qui les trouvent « insupportables » et les frappent plus ou moins violemment. Les enfants sont encore aimés en Espagne, en Italie, en Algérie, chez les Gitans. Pas souvent en France à présent. Ni le logement ni la ville ne sont plus faits pour les enfants (d’où la cynique publicité des urbanistes gouvernementaux sur le thème « ouvrir la ville aux enfants »). D’autre part, la contraception est répandue, l’avortement est libre. Presque tous les enfants, aujourd’hui, en France, ont été voulus. Mais non librement ! L’électeur-consommateur ne sait pas ce qu’il veut. Il « choisit » quelque chose qu’il n’aime pas. Sa structure mentale n’a plus cette cohérence de se souvenir qu’il a voulu quelque chose, quand il se retrouve déçu par l’expérience de cette chose même.

Dans le spectacle, une société de classes a voulu, très systématiquement, éliminer l’histoire. Et maintenant on prétend regretter ce seul résultat particulier de la présence de tant d’immigrés, parce que la France « disparaît » ainsi ? Comique. Elle disparaît pour bien d’autres causes et, plus ou moins rapidement, sur presque tous les terrains.

Les immigrés ont le plus beau droit pour vivre en France. Ils sont les représentants de la dépossession ; et la dépossession est chez elle en France, tant elle y est majoritaire. et presque universelle. Les immigrés ont perdu leur culture et leurs pays, très notoirement, sans pouvoir en trouver d’autres. Et les Français sont dans le même cas, et à peine plus secrètement.

Avec l’égalisation de toute la planète dans la misère d’un environnement nouveau et d’une intelligence purement mensongère de tout, les Français. qui ont accepté cela sans beaucoup de révolte (sauf en 1968) sont malvenus à dire qu’ils ne se sentent plus chez eux à cause des immigrés ! Ils ont tout lieu de ne plus se sentir chez eux, c’est très vrai. C’est parce qu’il n’y a plus personne d’autre, dans cet horrible nouveau monde de l’aliénation, que des immigrés.

Il vivra des gens sur la surface de la terre, et ici même, quand la France aura disparu. Le mélange ethnique qui dominera est imprévisible, comme leurs cultures, leurs langues mêmes. On peut affirmer que la question centrale, profondément qualitative, sera celle-ci : ces peuples futurs auront-ils dominé, par une pratique émancipée, la technique présente, qui est globalement celle du simulacre et de la dépossession ? Ou, au contraire, seront-ils dominés par elle d’une manière encore plus hiérarchique et esclavagiste qu’aujourd’hui ? Il faut envisager le pire, et combattre pour le meilleur. La France est assurément regrettable. Mais les regrets sont vains.



lundi 7 décembre 2009

Ligne de bataille (2)

(Prince de Ligne. Extrait de Sprezzatura n°1, où sont publiés de larges extraits de ses Fantaisies militaires. Première partie: cliquer sur le titre de l'article)



DE LA BATAILLE (2)

Mon étonnement est qu’on survive à une bataille, quel qu’en soit l’événement. Comment ne pas mourir de chagrin, si l’on perd, et de joie si l’on gagne ? On peut éviter l’un fort aisément, en se faisant donner un des derniers coups de fusil de l’ennemi. Mais le moyen d’éviter l’autre, quand on débarrasse son cheval, avec peine, de plusieurs groupe de prisonniers, pour aller, au milieu des cris de joie d’une haie de soldats victorieux, bénissant le général, embrasser les généraux, et les officiers qui ont le plus contribué à la gloire de cette journée ? Quel moment, ô grand Dieu ! et les fanfares de l’armée… et les blessés qui se traînent, pour voir passer le général… et les belles actions qu’on se rappelle… et les récompenses qu’on fait pleuvoir… les croix, et les médailles qui se distribuent… De la confiance en sa fortune. De la confiance de la part de l’armée: de l’audace; de l’activité; courage de corps, et d’esprit. Qu’on ne désespère de rien, qu’on ose tout, qu’on enfonce son chapeau. La bataille est gagnée.

jeudi 26 novembre 2009

Le matin où ils sont arrivés pour prendre la ville personne ne les a vus

Métie Navajo. Extrait de « Guérilla opéradique », in Sprezzatura n°1.

*



POSITION : FORET DES INDIENS

Allons. La vraie vie est absente. La cherchant de mon pas léger (hélas, j’ai du mal à peser), j’entre irrégulièrement en guerre. Contre qui ? Etats Nations TransNations tous assemblages spectaculaires qui, premier tort, veulent non seulement me posséder me définir mais encore me faire dire que de mon plein gré je leur appartiens. Regards devenus appareils photographiques me pétrifient en diverses poses, asphyxie d’ « amour » (l’amour est absent), travail, élimination systématique de la pensée et du langage par quelque groupe de gens bien intentionnés qui donne le ON et la vie qui va avec. Prisons de l’humain dans les sphères du social, ça communique... Misère. J’entends ma voix communicante qui ne dit rien. Faudrait-il pas être souverainement sourd ? La communication me casse les oreilles.

Je voyage. En d’autres lieux il reste des familles d’êtres bambous, comme il reste des forêts, tenant bravement tête au désastre. Ce sont des Indiens de toutes tailles et couleurs, cachés dans le temps. Je flotte carrément et me rattrape aux petites branches des histoires. Leur mythologie généreuse s’ouvre et m’accueille, je me fonds dans le paysage. Ils sont en guerre depuis 15 ans, des siècles d’une géographie sans calendrier (disent les zapatistes, mais ils ne sont pas les seuls habitants de la forêt). Le matin où ils sont arrivés pour prendre la ville personne ne les a vus, si habitués qu’étaient les yeux à ne pas les voir.
Il faut rien moins que des légendes pour aborder le vrai monde.

Je découvre dans l’Ailleurs que le seul pays auquel j’appartiens est la langue. Je voudrais creuser dedans quelques galeries d’une Odyssée des Indiens, tristement maudits par les dieux machines, seuls à affronter le péril. Je manque encore de souffle, j’attends qu’ils dispersent les frontières.


samedi 21 novembre 2009

Ligne de bataille (1)

(Prince de Ligne. Extrait de Sprezzatura n°1, où sont publiés de larges extraits de ses Fantaisies militaires. Deuxième partie: cliquer sur le titre)




DE LA BATAILLE (1)

« Il y a tant de choses à en dire qu’on ne peut pas l’exprimer. Pour en bien parler, il faudrait, je crois, un moment d’ivresse comme lorsqu’on en gagne. Une bataille est une ode de Pindare. Il y faut apporter un enthousiasme qui tient du délire. Si l’on en a, qu’on s’en rapporte aux premières mises du génie. Il offre la victoire : mais c’est l’esprit ensuite qui s’en saisit. Il n’y a pas une marche servile à suivre. Les premiers calculs tombent par des choses impossibles à prévoir. Après les ressources qu’on a dans le mécanisme des troupes, c’est encore au génie à se charger du succès. C’est le génie qui découvre le mal, et qui le répare. Son coup d’œil est d’éclair. Son résultat est la foudre. Personne ne peut être sûr du gain d’une bataille. Mais on doit l’être, de ne pas être défait. Mars, avant le dieu d’Israël, était le dieu des armées : mais le hasard en est le démon. La mort d’un aide de camp, une chute de cheval, un mot pour l’autre, un défaut de prononciation dans une des langues que parle notre armée surtout, font tomber, d’un seul coup, les élans du génie, et les calculs de l’esprit. C’est en rougissant, et la larme à l’œil, que je suis obligé de nommer ce mot horrible, dans cette occasion-ci, le bonheur ; et de prier le ciel de m’en accorder. J’ai vu gagner une bataille qu’on croyait perdue (1). J’en ai vu perdre une qu’on croyait gagnée, en quittant le champ de bataille, pour faire compliment au général (2). J’en ai vu gagner une, par l’aile gauche qui ne devait être qu’une fausse attaque, dans le temps que l’aile droite, composée de 40000 hommes, ne fit rien qu’une sottise qui heureusement n’eut pas de suite3. J’en ai vu gagner une, malgré la faute de trois commandants de corps d’armée de la droite, celle de celui du centre, et une cinquième de celui qui commandait la cavalerie de la gauche (4). J’en ai vu perdre une, parce qu’on porta toutes les troupes, supérieures de moitié en nombre, à un marais sur la droite, inattaquable (5). J’en ai vu perdre une, parce qu’on prit toute l’armée ennemie pour une avant-garde (6). Une autre, où je n’étais pas, se perdit en partie, par la paresse d’un adjudant général, qui ne porta pas l’ordre à la cavalerie, de ne pas aller au fourrage (7). Une autre, où je n’étais pas non plus, se gagna, parce que l’ennemi passa les haies, et donna prise au coup d’œil, et à la valeur rapide de M. de Loudon (8). J’ai vu gagner une affaire considérable, parce que, avec un talent sans égal, M. de Lacy fit tout ce qu’il voulut de l’ennemi qui ne gâta, ni ne garda un chemin (9). J’ai vu perdre une bataille, parce qu’un général d’exercice, faisant serrer à droite, pour boucher inutilement une ouverture, fit abandonner le point nécessaire, pour lequel on s’était battu toute la journée (10). J’en ai vu gagner une, parce que le colonel Varenne fut tué, avant d’appliquer tout à fait l’ordre du roi. J’en ai vu gagner une, parce que le roi plaça mal deux piquets. J’ai vu gagner l’affaire la plus essentielle, parce que l’ennemi attaqua une hauteur impraticable, au lieu de la tourner (11) : et qu’un commandant de grenadiers, sortant de sa tente à tous moments, pendant la nuit, pour raison de santé, entendit, aperçut, et fit marcher tout de suite. J’ai peut-être contribué un peu au succès d’une autre, qui de même que les deux autres, valait une bataille parce que 2 ou 300 volontaires que je conduisis, se mirent à descendre, en pleine course, une montagne avec l’ennemi, pour faire finir une mousqueterie qui nous ennuyait (12). J’ai vu le siège de Schweidnitz, dépendant d’un abattis que je défendais, et où j’ai été tourné, et bien battu, parce que personne ne savait que j’y étais, et en ignorant l’importance, ne m’est venu secourir et renforcer (13). J’ai vu une sortie devenir presque une bataille gagnée, parce qu’un mauvais ingénieur n’avait pas mis deux pièces de canon entre la mer et une redoute (14). J’ai couru risque de me voir empêcher d’ouvrir la tranchée, parce qu’on oublia d’ôter la sonnette à tous les bœufs qui me portaient des fascines (15). Qui peut prévoir toutes les imbécillités, et tous les hasards ? Un rien, enfin, décide du sort d’une journée qui décide celui d’un empire : et l’on est, par l’évènement, ou Achille, ou Thersite. [...] »

1 Collin.
2 Torgau.
3 Breslau.
4 Hochkirch.
5 Leuthen.
6 Liegnitz.
7 Prague.
8 Francfort.
9 Maxen.
10 Encore une fois Torgau, Collin, Hochkirch.
11 Adelsbach.
12 Goerlitz.
13 Ludwigsdorf.
14 Oczakof.
15 Belgrade.


samedi 14 novembre 2009

Comment et pourquoi



- Elle s’appelle Sprezzatura.
- de Castiglione ? Il Cortegiano ?
- Oui, la sprezzata desinvoltura
- Vertu cardinale, non ?
- Je crois. Un don, gratuit, qui engendre lui-même le don de la grâce qui est don, qui est grâce… don de la grâce transsubstantié en grâce du don. Je ne sais plus qui a dit : « Le totalitarisme […] ne sera vaincu que par le raffinement… un raffinement systématique, sauvage… pas par les bons sentiments… surtout pas ! » ?
- Céline ?
- Pas loin. Cela valait le coût de faire une revue pour remercier ?
- Pour… remercier ?!
- Naturellement ! Tous les six mois, quelques textes inédits, peu traduits ou oubliés refont surface. Changement de coordonnées ou de perspective, au choix… Votre corps n’est plus le même corps… un thème abordé librement et dans tous les sens… de l’érudition, de la pensée, beaucoup de joie… Je vois difficilement comment mieux rendre hommage à cette grâce.
- Vous voulez dire à ce don ?
- A vous de l’entendre comme il vous conviendra.

*

- On commence par la stratégie.
- Vous êtes des spécialistes ?
- Au contraire, amateurisme complet ! Seule manière d’échapper aux gangues aplanissantes ; seule manière d’y voir clair…

*

- Vous lisez beaucoup de revues, j’imagine ?
- Le moins possible. Ou plutôt, l’essentiel : Ligne de risque, l’Infini, pas grand-chose d’autre; d’ailleurs que lire d’autre : désert un peu partout, n’est-ce pas ?
- Mais pourquoi en ajouter une nouvelle ?
- En fait, il n’y a pas de raison. C’est ainsi, « sans pourquoi ». Je crois que cela convient bien à ce petit groupe qui n’en est pas un.



mercredi 11 novembre 2009

« Je ne laisse pas pourtant d’être de première ligne. » *


« Comme il arrive souvent qu’un Prince a la guerre à soutenir de plus d’un côté de son état, et qu’il ne se trouve pourtant pas tristement réduit à la nécessite de la défensive partout : il me paraît utile de dire ici un mot de cette nature de guerre défensive, qui l’est par choix d’un côté, pendant que dans les autres pays, le Prince soutient une autre espèce de guerre.
Celle-ci se doit faire avec bien des circonspections. Le dessein de la défensive se doit d’être caché à l’ennemi, autant qu’il est possible. Il ne faut pas lui laisser pénétrer ce projet assez tôt, pour qu’il ait le temps de se préparer à une guerre offensive, qu’il serait le maître de ne commencer que lorsqu’il le jugerait convenable, pour troubler le projet de la campagne du côté que l’on aurait projeté l’offensive. Et cela, parce qu’il rendrait aisément la campagne désagréable partout, par la nécessité où l’on se trouverait de se dégarnir de troupes dans le pays où l’on aurait résolu d’être le plus en force ; et que le temps qu’il faudrait que les troupes employassent en marches, pour soutenir le pays fortement attaqué, étant pris sur celui de l’action de la campagne, il se trouverait qu’on aurait perdu celui d’agir offensivement du côté où l’on avait résolu de faire.
Cette espèce de guerre défensive par choix, ne se doit jamais faire que du côté où l’on est sûr de réduire l’ennemi à passer une rivière difficile, ou un pays serré et coupé de défilés, pour pouvoir pénétrer dans le pays ; et lorsque l’on a sur cette rivière une place forte et bien munie, que l’on saura être un objet indispensable, par l’attaque de laquelle il faudra bien que l’ennemi commence, et devant laquelle on pourra présumer qu’il perdra un temps assez considérable, pour avoir le temps de la secourir, ou de le combattre.
Il n’est jamais prudent à un général de prendre ce parti si absolument, qu’il s’ôte tous les moyens de profiter des mouvements hasardeux qu’un ennemi qui veut entreprendre est quelquefois forcé de faire. La disposition pour la défensive doit toujours être telle que l’on puisse faire changer la constitution de cette espèce de guerre.

Le général le plus vif et le plus pénétrant l’emporte toujours à la longue, sur celui qui ne possède pas ces qualités au même degré ; parce qu’il multiplie tellement les petits avantages par son activité et sa pénétration, qu’à la fin ces succès légers lui en procurent un grand et décisif.

Une règle générale pour la manière de donner les assauts est de partir de fort près et d’attaquer par un front qui embrasse et soit plus étendu que le front attaqué. »



Antoine de Pas, Marquis de Feuquières, Mémoires


* Lettre à son père Isaac, 18 juin 1675 au camp d’Altenheim.

lundi 2 novembre 2009

Stratégies évangéliques (1)



« Qu'une victoire soit obtenue avant que la situation ne se soit cristallisée, voilà
ce que le commun ne comprend pas. »




Piero della Francesca, Madonna del Parto (vers 1465), Museo Monterchi




jeudi 29 octobre 2009

« Et c'est bien lui qui règne »

(Stéphane Marie, extrait de « Le point vif », Sprezzatura n°1, octobre 2009)



« C’est à ne pas penser la confrontation qu’ont lieu le rite de mort et le sang fracassé du meurtre.

La vie expose.
C’est la survie ou la strangulation.
Ou la vie.

De l’exposition, l’humanité retient ce qui fait d’elle une proie. Elle s’abuse dans l’alternative de la victime et du bourreau ; celle-ci remplit tout le champ de son exercice. Un monceau de cadavres est le produit de cet abus.
Retournement de l’agression : de proie potentielle à pourvoyeur d’une violence d’annihilation de ce qui menace. L’homme devient bourreau pour ne pas être victime. La logique est celle d’un accaparement des personnes et des objets du monde. Le fait guerre dans l’histoire cristallise cette pensée, la conquête vise à l’établissement d’une domination. À un stade ultérieur de composition de la guerre de tous contre tous, les proies se placent dans l’orbe de la domination échue, sous l’aile protectrice des détenteurs de la violence légitimée. La perspective est d’une extension sans fin du conflit jusqu’au terme rêvé d’une unification qui pacifierait l’ensemble des territoires sous la bannière incontestée d’une puissance enfin sans adversaire.
La logique interne de cette puissance interdit pourtant cette pacification. La visée globalitaire est rongée par son fondement : la domination doit se nourrir. Ceux qui croyaient s’en protéger par allégeance se désignent comme aliment ; et pour y échapper deviennent bourreaux à la place du calife. La domination instrumentale creuse son aporie constitutive. Ses victoires ne peuvent qu’être partielles, elles s’appellent, se relancent, elles écrivent le chiffre d’une défaite qui court.
Le spectre de la dépossession la possède, et c’est bien lui qui règne. »

Avertissement

« Cette revue est assurée d’être promptement connue de cinquante ou soixante personnes ; autant dire beaucoup dans les jours et les nuits que nous vivons, et quand on traite sereinement de questions si graves. Mais aussi c’est parce que nous aurons bientôt, dans certains milieux, la réputation d’être des fauteurs de trouble. Il faut également considérer que, de cette élite qui va s’y intéresser, le quart, ou un nombre qui s’en approche de très près, est composé de gens qui ne s’emploient à rien, ou seulement à échapper aux menaces, aux désastres, aux promesses du pouvoir, et les trois autres quarts de gens qui s’obstineront à faire tout le contraire. Ayant ainsi à tenir compte de lecteurs assez attentifs et diversement influents, nous nous devons évidemment de parler en toute liberté. Nous devons surtout prendre garde à parler un langage intraduisible dans certaines langues. Le malheur de ce temps et le bonheur des nôtres nous obligent donc à écrire, ancora una volta, d’une façon nouvelle. » »