jeudi 26 novembre 2009

Le matin où ils sont arrivés pour prendre la ville personne ne les a vus

Métie Navajo. Extrait de « Guérilla opéradique », in Sprezzatura n°1.

*



POSITION : FORET DES INDIENS

Allons. La vraie vie est absente. La cherchant de mon pas léger (hélas, j’ai du mal à peser), j’entre irrégulièrement en guerre. Contre qui ? Etats Nations TransNations tous assemblages spectaculaires qui, premier tort, veulent non seulement me posséder me définir mais encore me faire dire que de mon plein gré je leur appartiens. Regards devenus appareils photographiques me pétrifient en diverses poses, asphyxie d’ « amour » (l’amour est absent), travail, élimination systématique de la pensée et du langage par quelque groupe de gens bien intentionnés qui donne le ON et la vie qui va avec. Prisons de l’humain dans les sphères du social, ça communique... Misère. J’entends ma voix communicante qui ne dit rien. Faudrait-il pas être souverainement sourd ? La communication me casse les oreilles.

Je voyage. En d’autres lieux il reste des familles d’êtres bambous, comme il reste des forêts, tenant bravement tête au désastre. Ce sont des Indiens de toutes tailles et couleurs, cachés dans le temps. Je flotte carrément et me rattrape aux petites branches des histoires. Leur mythologie généreuse s’ouvre et m’accueille, je me fonds dans le paysage. Ils sont en guerre depuis 15 ans, des siècles d’une géographie sans calendrier (disent les zapatistes, mais ils ne sont pas les seuls habitants de la forêt). Le matin où ils sont arrivés pour prendre la ville personne ne les a vus, si habitués qu’étaient les yeux à ne pas les voir.
Il faut rien moins que des légendes pour aborder le vrai monde.

Je découvre dans l’Ailleurs que le seul pays auquel j’appartiens est la langue. Je voudrais creuser dedans quelques galeries d’une Odyssée des Indiens, tristement maudits par les dieux machines, seuls à affronter le péril. Je manque encore de souffle, j’attends qu’ils dispersent les frontières.


samedi 21 novembre 2009

Ligne de bataille (1)

(Prince de Ligne. Extrait de Sprezzatura n°1, où sont publiés de larges extraits de ses Fantaisies militaires. Deuxième partie: cliquer sur le titre)




DE LA BATAILLE (1)

« Il y a tant de choses à en dire qu’on ne peut pas l’exprimer. Pour en bien parler, il faudrait, je crois, un moment d’ivresse comme lorsqu’on en gagne. Une bataille est une ode de Pindare. Il y faut apporter un enthousiasme qui tient du délire. Si l’on en a, qu’on s’en rapporte aux premières mises du génie. Il offre la victoire : mais c’est l’esprit ensuite qui s’en saisit. Il n’y a pas une marche servile à suivre. Les premiers calculs tombent par des choses impossibles à prévoir. Après les ressources qu’on a dans le mécanisme des troupes, c’est encore au génie à se charger du succès. C’est le génie qui découvre le mal, et qui le répare. Son coup d’œil est d’éclair. Son résultat est la foudre. Personne ne peut être sûr du gain d’une bataille. Mais on doit l’être, de ne pas être défait. Mars, avant le dieu d’Israël, était le dieu des armées : mais le hasard en est le démon. La mort d’un aide de camp, une chute de cheval, un mot pour l’autre, un défaut de prononciation dans une des langues que parle notre armée surtout, font tomber, d’un seul coup, les élans du génie, et les calculs de l’esprit. C’est en rougissant, et la larme à l’œil, que je suis obligé de nommer ce mot horrible, dans cette occasion-ci, le bonheur ; et de prier le ciel de m’en accorder. J’ai vu gagner une bataille qu’on croyait perdue (1). J’en ai vu perdre une qu’on croyait gagnée, en quittant le champ de bataille, pour faire compliment au général (2). J’en ai vu gagner une, par l’aile gauche qui ne devait être qu’une fausse attaque, dans le temps que l’aile droite, composée de 40000 hommes, ne fit rien qu’une sottise qui heureusement n’eut pas de suite3. J’en ai vu gagner une, malgré la faute de trois commandants de corps d’armée de la droite, celle de celui du centre, et une cinquième de celui qui commandait la cavalerie de la gauche (4). J’en ai vu perdre une, parce qu’on porta toutes les troupes, supérieures de moitié en nombre, à un marais sur la droite, inattaquable (5). J’en ai vu perdre une, parce qu’on prit toute l’armée ennemie pour une avant-garde (6). Une autre, où je n’étais pas, se perdit en partie, par la paresse d’un adjudant général, qui ne porta pas l’ordre à la cavalerie, de ne pas aller au fourrage (7). Une autre, où je n’étais pas non plus, se gagna, parce que l’ennemi passa les haies, et donna prise au coup d’œil, et à la valeur rapide de M. de Loudon (8). J’ai vu gagner une affaire considérable, parce que, avec un talent sans égal, M. de Lacy fit tout ce qu’il voulut de l’ennemi qui ne gâta, ni ne garda un chemin (9). J’ai vu perdre une bataille, parce qu’un général d’exercice, faisant serrer à droite, pour boucher inutilement une ouverture, fit abandonner le point nécessaire, pour lequel on s’était battu toute la journée (10). J’en ai vu gagner une, parce que le colonel Varenne fut tué, avant d’appliquer tout à fait l’ordre du roi. J’en ai vu gagner une, parce que le roi plaça mal deux piquets. J’ai vu gagner l’affaire la plus essentielle, parce que l’ennemi attaqua une hauteur impraticable, au lieu de la tourner (11) : et qu’un commandant de grenadiers, sortant de sa tente à tous moments, pendant la nuit, pour raison de santé, entendit, aperçut, et fit marcher tout de suite. J’ai peut-être contribué un peu au succès d’une autre, qui de même que les deux autres, valait une bataille parce que 2 ou 300 volontaires que je conduisis, se mirent à descendre, en pleine course, une montagne avec l’ennemi, pour faire finir une mousqueterie qui nous ennuyait (12). J’ai vu le siège de Schweidnitz, dépendant d’un abattis que je défendais, et où j’ai été tourné, et bien battu, parce que personne ne savait que j’y étais, et en ignorant l’importance, ne m’est venu secourir et renforcer (13). J’ai vu une sortie devenir presque une bataille gagnée, parce qu’un mauvais ingénieur n’avait pas mis deux pièces de canon entre la mer et une redoute (14). J’ai couru risque de me voir empêcher d’ouvrir la tranchée, parce qu’on oublia d’ôter la sonnette à tous les bœufs qui me portaient des fascines (15). Qui peut prévoir toutes les imbécillités, et tous les hasards ? Un rien, enfin, décide du sort d’une journée qui décide celui d’un empire : et l’on est, par l’évènement, ou Achille, ou Thersite. [...] »

1 Collin.
2 Torgau.
3 Breslau.
4 Hochkirch.
5 Leuthen.
6 Liegnitz.
7 Prague.
8 Francfort.
9 Maxen.
10 Encore une fois Torgau, Collin, Hochkirch.
11 Adelsbach.
12 Goerlitz.
13 Ludwigsdorf.
14 Oczakof.
15 Belgrade.


samedi 14 novembre 2009

Comment et pourquoi



- Elle s’appelle Sprezzatura.
- de Castiglione ? Il Cortegiano ?
- Oui, la sprezzata desinvoltura
- Vertu cardinale, non ?
- Je crois. Un don, gratuit, qui engendre lui-même le don de la grâce qui est don, qui est grâce… don de la grâce transsubstantié en grâce du don. Je ne sais plus qui a dit : « Le totalitarisme […] ne sera vaincu que par le raffinement… un raffinement systématique, sauvage… pas par les bons sentiments… surtout pas ! » ?
- Céline ?
- Pas loin. Cela valait le coût de faire une revue pour remercier ?
- Pour… remercier ?!
- Naturellement ! Tous les six mois, quelques textes inédits, peu traduits ou oubliés refont surface. Changement de coordonnées ou de perspective, au choix… Votre corps n’est plus le même corps… un thème abordé librement et dans tous les sens… de l’érudition, de la pensée, beaucoup de joie… Je vois difficilement comment mieux rendre hommage à cette grâce.
- Vous voulez dire à ce don ?
- A vous de l’entendre comme il vous conviendra.

*

- On commence par la stratégie.
- Vous êtes des spécialistes ?
- Au contraire, amateurisme complet ! Seule manière d’échapper aux gangues aplanissantes ; seule manière d’y voir clair…

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- Vous lisez beaucoup de revues, j’imagine ?
- Le moins possible. Ou plutôt, l’essentiel : Ligne de risque, l’Infini, pas grand-chose d’autre; d’ailleurs que lire d’autre : désert un peu partout, n’est-ce pas ?
- Mais pourquoi en ajouter une nouvelle ?
- En fait, il n’y a pas de raison. C’est ainsi, « sans pourquoi ». Je crois que cela convient bien à ce petit groupe qui n’en est pas un.



mercredi 11 novembre 2009

« Je ne laisse pas pourtant d’être de première ligne. » *


« Comme il arrive souvent qu’un Prince a la guerre à soutenir de plus d’un côté de son état, et qu’il ne se trouve pourtant pas tristement réduit à la nécessite de la défensive partout : il me paraît utile de dire ici un mot de cette nature de guerre défensive, qui l’est par choix d’un côté, pendant que dans les autres pays, le Prince soutient une autre espèce de guerre.
Celle-ci se doit faire avec bien des circonspections. Le dessein de la défensive se doit d’être caché à l’ennemi, autant qu’il est possible. Il ne faut pas lui laisser pénétrer ce projet assez tôt, pour qu’il ait le temps de se préparer à une guerre offensive, qu’il serait le maître de ne commencer que lorsqu’il le jugerait convenable, pour troubler le projet de la campagne du côté que l’on aurait projeté l’offensive. Et cela, parce qu’il rendrait aisément la campagne désagréable partout, par la nécessité où l’on se trouverait de se dégarnir de troupes dans le pays où l’on aurait résolu d’être le plus en force ; et que le temps qu’il faudrait que les troupes employassent en marches, pour soutenir le pays fortement attaqué, étant pris sur celui de l’action de la campagne, il se trouverait qu’on aurait perdu celui d’agir offensivement du côté où l’on avait résolu de faire.
Cette espèce de guerre défensive par choix, ne se doit jamais faire que du côté où l’on est sûr de réduire l’ennemi à passer une rivière difficile, ou un pays serré et coupé de défilés, pour pouvoir pénétrer dans le pays ; et lorsque l’on a sur cette rivière une place forte et bien munie, que l’on saura être un objet indispensable, par l’attaque de laquelle il faudra bien que l’ennemi commence, et devant laquelle on pourra présumer qu’il perdra un temps assez considérable, pour avoir le temps de la secourir, ou de le combattre.
Il n’est jamais prudent à un général de prendre ce parti si absolument, qu’il s’ôte tous les moyens de profiter des mouvements hasardeux qu’un ennemi qui veut entreprendre est quelquefois forcé de faire. La disposition pour la défensive doit toujours être telle que l’on puisse faire changer la constitution de cette espèce de guerre.

Le général le plus vif et le plus pénétrant l’emporte toujours à la longue, sur celui qui ne possède pas ces qualités au même degré ; parce qu’il multiplie tellement les petits avantages par son activité et sa pénétration, qu’à la fin ces succès légers lui en procurent un grand et décisif.

Une règle générale pour la manière de donner les assauts est de partir de fort près et d’attaquer par un front qui embrasse et soit plus étendu que le front attaqué. »



Antoine de Pas, Marquis de Feuquières, Mémoires


* Lettre à son père Isaac, 18 juin 1675 au camp d’Altenheim.

lundi 2 novembre 2009

Stratégies évangéliques (1)



« Qu'une victoire soit obtenue avant que la situation ne se soit cristallisée, voilà
ce que le commun ne comprend pas. »




Piero della Francesca, Madonna del Parto (vers 1465), Museo Monterchi