jeudi 10 janvier 2013

La vie normale de la jeunesse française



 

« Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet suivant l'allée dont le front touche le ciel.

Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L'air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant. »



Le 4 décembre 2012 , Camille et Geneviève (les prénoms ont été conservés à des fins de non confusion du lecteur) ont réussi à s’évader de la cellule scolaire et familiale où elles étaient retenues prisonnières depuis environ seize ans. Après seize ans de malnutrition, d’abrutissement spectaculaire et de décérébration par voie technologique, les jeunes adolescentes du Puy en Velay semblaient pourtant en bonne santé physique et morale puisqu’elles ont su suivre la piste buissonnière qui mène à Notre Dame des Landes, zone boueuse du bocage nantais qui n’est pas encore entrée dans l’Histoire aéroportuaire.

Au stade avancé de civilisation du ravage que nous avons atteint, c’est une agréable surprise de voir deux jeunes filles trouver en elles-mêmes le désir de s’échapper et un lieu en France où aller, quand presque tout l’espace, physique et mental, a été occupé. D’après la mère de Camille, cette fuite trouverait son origine dans les penchants « écolos, anarchistes, communistes » de sa fille. Surtout, elle reconnaît que sa fille a dans la famille : « une vie normale. Peut-être trop banale pour elle ». Etrange tout de même : en pleine période de crise de fin d’année, alors qu’il y a une vaste gamme de loisirs sur le marché juteux de l’adolescence, la jeune fille, par un ennui qui est devenu pur dégoût de la vie normale, rejoint avec sa copine une bande d’ultra-terrestres qui défendent, contre un énième projet de développement , un terrain où ils élèvent salades, cabanes et barricades.

Le petit maquis de NDDL avait déjà été soigneusement oublié des médias quand Camille et Geneviève sont arrivées. Alors, au lieu de s’en prendre à la vie normale des morts vivants européens, la presse a crié son indignation  : « Tremblez familles, ils vont prendre vos enfants ! »

Notre Dame des Landes ne sera plus seulement un foyer « d’ultra-gauche » (expression reprise par Ministre Blancos à l’ex-ministre MAM, victime de Tarnac), potentiellement hyper-violent, d’ultra-paysans hyper-archaïques, d’ultra-vagabonds hyper du voyage, d’ultra-écolos hyper-pacifistes, sans parler des ultra-oiseaux migratoires qui font leur nid dans des hyper-arbres…

Voilà que c’est un « un refuge » (Figaro du 01/01/2013) d’ultra-adolescentes fugueuses qui viennent grossir la révolte de leur révolte de jeunes filles. Et la police ne peut rien faire ! Le Chef l’a dit : il est « dangereux d'envoyer des gendarmes ». Etonnant quand on sait que les héroïques fonctionnaires parviennent à s’infiltrer et jettent depuis les barricades des gros cailloux sur leurs propres collègues avant de menotter quelques mauvais garçons qui passent en comparution immédiate et écopent de dix mois de prison.

Après vingt-cinq jours, les parents de Camille sont donc venus eux-mêmes chercher leur fille. La police avait raison d’avoir peur : le papa a dit que lui la maman et le taxi ont pris des coups d’opposants, qui visiblement s’opposaient à ce que Camille reparte par la force (j’épargne ici au lecteur la polémique convenue sur le bon usage de la violence dont l’Etat et les papas-mamans doivent garder l’usage exclusif ; sauf s’il s’agit d’Etats foncièrement méchants ou arriérés, comme ceux du monde arabe ou d’Afrique, à qui on vend juste des armes parce qu’on ne peut pas faire autrement : la croissance, la balance du commerce extérieur, etc.).

Camille part, Geneviève reste. Elle s’en explique le lendemain aux journalistes du Parisien qui ont bravé mille dangers pour aller à sa rencontre : « Je ne partirai pas. Je veux vivre dehors, faire des rencontres inattendues, être libre de mes mouvements. ». Ça se corse. Un gendarme « proche du dossier » formule explicitement ce qui doit être à craindre : l’exemple de Geneviève peut inciter « ados en mal-être » ou même « délinquants et fuyards » à se soustraire à la loi dans « ce qui apparaît de plus en plus comme une zone de non-droit ». Entendons-nous ; la jeunesse – haïssable non comme âge transitoire mais comme critique vivante de la société de destruction du territoire et de l’aventure –, pauvre ou riche et partout misérable, solidement éduquée à ne plus avoir d’idées, pourrait, à écouter Geneviève, recommencer à en avoir…

Le lendemain de ce joli vœu de liberté, un bref encart dans le journal du même nom avisait le lecteur attentif que Geneviève était repartie avec sa mère. Drôle comme les jeunes filles changent d’avis. Elle avait sûrement entendu Ministre Blancos qui, tout en comptant les voitures brûlées par des vrais jeunes comme il faut dans des « zones de non-droit » dûment agréées, espérait son retour volontaire à la vie normale, comme on espère, en langue de gestion des flux humains, le retour volontaire des étrangers dans leur pays d’origine.


M. N., A. G.

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