(Prince de Ligne. Extrait de
Sprezzatura n°1, où sont publiés de larges extraits de ses
Fantaisies militaires. Deuxième partie: cliquer sur le titre)
DE LA BATAILLE (1)
« Il y a tant de choses à en dire qu’on ne peut pas l’exprimer. Pour en bien parler, il faudrait, je crois, un moment d’ivresse comme lorsqu’on en gagne. Une bataille est une ode de Pindare. Il y faut apporter un enthousiasme qui tient du délire. Si l’on en a, qu’on s’en rapporte aux premières mises du génie. Il offre la victoire : mais c’est l’esprit ensuite qui s’en saisit. Il n’y a pas une marche servile à suivre. Les premiers calculs tombent par des choses impossibles à prévoir. Après les ressources qu’on a dans le mécanisme des troupes, c’est encore au génie à se charger du succès. C’est le génie qui découvre le mal, et qui le répare. Son coup d’œil est d’éclair. Son résultat est la foudre. Personne ne peut être sûr du gain d’une bataille. Mais on doit l’être, de ne pas être défait. Mars, avant le dieu d’Israël, était le dieu des armées : mais le hasard en est le démon. La mort d’un aide de camp, une chute de cheval, un mot pour l’autre, un défaut de prononciation dans une des langues que parle notre armée surtout, font tomber, d’un seul coup, les élans du génie, et les calculs de l’esprit. C’est en rougissant, et la larme à l’œil, que je suis obligé de nommer ce mot horrible, dans cette occasion-ci, le bonheur ; et de prier le ciel de m’en accorder. J’ai vu gagner une bataille qu’on croyait perdue (1). J’en ai vu perdre une qu’on croyait gagnée, en quittant le champ de bataille, pour faire compliment au général (2). J’en ai vu gagner une, par l’aile gauche qui ne devait être qu’une fausse attaque, dans le temps que l’aile droite, composée de 40000 hommes, ne fit rien qu’une sottise qui heureusement n’eut pas de suite3. J’en ai vu gagner une, malgré la faute de trois commandants de corps d’armée de la droite, celle de celui du centre, et une cinquième de celui qui commandait la cavalerie de la gauche (4). J’en ai vu perdre une, parce qu’on porta toutes les troupes, supérieures de moitié en nombre, à un marais sur la droite, inattaquable (5). J’en ai vu perdre une, parce qu’on prit toute l’armée ennemie pour une avant-garde (6). Une autre, où je n’étais pas, se perdit en partie, par la paresse d’un adjudant général, qui ne porta pas l’ordre à la cavalerie, de ne pas aller au fourrage (7). Une autre, où je n’étais pas non plus, se gagna, parce que l’ennemi passa les haies, et donna prise au coup d’œil, et à la valeur rapide de M. de Loudon (8). J’ai vu gagner une affaire considérable, parce que, avec un talent sans égal, M. de Lacy fit tout ce qu’il voulut de l’ennemi qui ne gâta, ni ne garda un chemin (9). J’ai vu perdre une bataille, parce qu’un général d’exercice, faisant serrer à droite, pour boucher inutilement une ouverture, fit abandonner le point nécessaire, pour lequel on s’était battu toute la journée (10). J’en ai vu gagner une, parce que le colonel Varenne fut tué, avant d’appliquer tout à fait l’ordre du roi. J’en ai vu gagner une, parce que le roi plaça mal deux piquets. J’ai vu gagner l’affaire la plus essentielle, parce que l’ennemi attaqua une hauteur impraticable, au lieu de la tourner (11) : et qu’un commandant de grenadiers, sortant de sa tente à tous moments, pendant la nuit, pour raison de santé, entendit, aperçut, et fit marcher tout de suite. J’ai peut-être contribué un peu au succès d’une autre, qui de même que les deux autres, valait une bataille parce que 2 ou 300 volontaires que je conduisis, se mirent à descendre, en pleine course, une montagne avec l’ennemi, pour faire finir une mousqueterie qui nous ennuyait (12). J’ai vu le siège de Schweidnitz, dépendant d’un abattis que je défendais, et où j’ai été tourné, et bien battu, parce que personne ne savait que j’y étais, et en ignorant l’importance, ne m’est venu secourir et renforcer (13). J’ai vu une sortie devenir presque une bataille gagnée, parce qu’un mauvais ingénieur n’avait pas mis deux pièces de canon entre la mer et une redoute (14). J’ai couru risque de me voir empêcher d’ouvrir la tranchée, parce qu’on oublia d’ôter la sonnette à tous les bœufs qui me portaient des fascines (15). Qui peut prévoir toutes les imbécillités, et tous les hasards ? Un rien, enfin, décide du sort d’une journée qui décide celui d’un empire : et l’on est, par l’évènement, ou Achille, ou Thersite. [...] »
1 Collin.
2 Torgau.
3 Breslau.
4 Hochkirch.
5 Leuthen.
6 Liegnitz.
7 Prague.
8 Francfort.
9 Maxen.
10 Encore une fois Torgau, Collin, Hochkirch.
11 Adelsbach.
12 Goerlitz.
13 Ludwigsdorf.
14 Oczakof.
15 Belgrade.